La Russie de Gorbatchev : entre ouverture et désintégration

Publié le 9 avril 2025 à 14:58

En août 1992, j’ai traversé la Russie post-soviétique, de Moscou à Saint-Pétersbourg, sous une chaleur inattendue ; les vitrines étaient presque vides, les visages pleins de dignité malgré le peu, et partout planait le vertige d’un empire effondré.

 

À cette époque, on sentait flotter une atmosphère suspendue, entre vertige et attente, comme si tout appartenait à un passé trop récent pour être digéré, et à un avenir encore trop flou pour rassurer.

La Russie de l’été 1992 était un pays à la dérive lente, où les symboles soviétiques s’effaçaient sans être remplacés, où l’économie improvisait ses premières mutations de marché, et où les gens semblaient avancer en regardant derrière eux.

Dans les rues de Moscou et de Saint-Pétersbourg, on croisait des files d’attente sans certitude, des kiosques improvisés, des regards fiers mais fatigués. La liberté, nouvelle et brutale, avait un goût mêlé de chaos et d’inquiétude. Tout semblait possible — mais rien n’était sûr.

C’était le moment fragile où l’Histoire avait tourné la page, mais n’avait pas encore commencé la suivante.

 

Faisons le point sur cette phase cruciale de l'histoire de ce pays.

 

Lorsque Mikhaïl Gorbatchev accède au pouvoir en 1985, l’Union soviétique est à bout de souffle. L’économie planifiée s’enlise, la guerre en Afghanistan pèse sur les finances et les esprits, et les sociétés satellites d’Europe de l’Est bruissent déjà des signes d’insubordination. Mais au cœur de cet édifice vacillant, c’est bien la Russie — cœur politique, administratif et symbolique de l’URSS — qui est appelée à se transformer. La « Russie de Gorbatchev » n’est pas encore un État indépendant, mais elle est déjà un espace politique et mental qui oscille entre continuité impériale et désir de renouveau. 

 

Sous Gorbatchev, la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) est sans conteste le pilier central de l’Union soviétique. Elle représente à elle seule environ les trois quarts du territoire de l’URSS, plus de la moitié de sa population, l’essentiel de ses ressources naturelles (hydrocarbures, minerais, forêts), et abrite la plupart de ses centres de recherche, industries lourdes et infrastructures militaires stratégiques. Et pourtant, cette puissance écrasante ne s’exprime pas au nom d’une Russie en tant que nation ou entité politique autonome. Elle est intégralement absorbée par la structure soviétique, comme si la Russie, matrice de l’URSS, devait en rester la nation invisible.

Ce paradoxe tient à la nature même du projet soviétique, fondé non pas sur une identité russe affirmée, mais sur une idéologie internationaliste : celle d’une union des peuples frères, réunis sous la bannière du communisme. La Russie, en tant qu’identité nationale, y est neutralisée, rendue abstraite, dissoute dans l’idée d’un État ouvrier universel. Moscou, capitale à la fois de la RSFSR et de l’URSS, concentre tous les pouvoirs, mais au nom de l’Union et du Parti, non de la Russie. Même les symboles — drapeau, hymne, institutions — sont pensés pour minimiser la visibilité d’une Russie en tant que telle.

La pensée de Mikhaïl Gorbatchev s’inscrit dans cette tradition. Formé dans les cercles du Parti communiste, élevé dans la fidélité à l’idée soviétique, il n’est pas un nationaliste russe mais un réformateur soviétique. Lorsqu’il engage, à partir de 1985, ses grandes politiques de perestroïka (restructuration) et de glasnost (transparence), ce n’est pas pour extraire la Russie du cadre soviétique, mais pour sauver l’Union de son effondrement intérieur. Il pense encore possible de maintenir l’édifice commun, à condition de l’ouvrir, de le démocratiser, de le réinventer.

Mais c’est justement cette tentative d’ouverture qui fissure l’équilibre. En libérant la parole, en relâchant le contrôle centralisé, Gorbatchev permet aux républiques — y compris à la Russie — de redécouvrir leur propre voix, leur mémoire historique, leur spécificité politique. Cette libéralisation fait surgir ce que le pouvoir redoutait: des voix divergentes, des nationalismes régionaux, des appels à l'indépendance, y compris en Russie elle-même. La RSFSR, jusqu’alors réduite à un rouage administratif de l’Union, s’éveille comme sujet politique, clame sa souveraineté et se détache progressivement du projet gorbatchévien. En 1990, elle se dote de sa propre présidence, élit Boris Eltsine, figure montante de la Russie post-soviétique, et proclame sa souveraineté. Pour la première fois, la Russie cesse d’être la colonne vertébrale cachée de l’URSS pour devenir un corps autonome, potentiellement rival.

Gorbatchev, qui voulait sauver l’Union en la réformant, se retrouve ainsi confronté à une Russie qui réclame son émancipation de l’appareil soviétique. Ce renversement est l’un des drames silencieux de la fin de l’URSS : ce n’est pas l’opposition entre l’Union et ses marges qui provoque l’effondrement, mais l’émergence d’une Russie contre l’Union, d’une nation dominante qui cesse de s’identifier à la structure impériale qu’elle portait

 

Gorbatchev reste prisonnier d’une contradiction : il veut réformer l’URSS sans la démembrer, humaniser le socialisme sans renoncer au Parti, ouvrir au monde sans lâcher le pouvoir central. Ce tiraillement est particulièrement visible dans sa gestion des républiques. Si les réformes sont bienvenues dans les pays baltes ou en Géorgie, elles nourrissent aussi la tentation de rupture. Quant à la Russie, elle commence à exister en tant que sujet politique autonome, s’opposant même à l’autorité du Kremlin soviétique.

 

C’est un paradoxe tragique : en donnant la parole aux peuples, Gorbatchev rend possible leur émancipation, y compris vis-à-vis du pouvoir qu’il incarne.

 

Sur la scène internationale, la Russie de Gorbatchev apparaît comme un acteur apaisant. Les accords de désarmement nucléaire, le retrait d’Afghanistan, la fin de la confrontation armée avec l’Occident marquent un tournant. L’image d’un Gorbatchev « homme de paix » contraste avec celle des dirigeants soviétiques précédents. En Russie, cette ouverture vers l’Occident est diversement perçue : comme un soulagement pour certains, comme une humiliation nationale pour d’autres, prémices du ressentiment à venir.

 

En décembre 1991, l’URSS s’effondre. Ce n’est pas Gorbatchev qui dissout l’Union, mais les dirigeants de trois républiques — Russie, Ukraine et Biélorussie — réunis à Belovej. La Russie devient indépendante, mais elle hérite à la fois du prestige et du poids de l’ancien empire. Boris Eltsine succède à Gorbatchev, mais sur les ruines d’un système que ce dernier avait tenté de sauver sans réussir à le transformer pleinement.

 

La Russie de Gorbatchev fut donc un moment de bascule. Ni totalement soviétique, ni encore véritablement post-soviétique, elle fut ce laboratoire instable où les idéaux de réforme, de transparence et de paix se heurtèrent aux logiques profondes du pouvoir, aux inerties structurelles, et aux passions nationales.

 

Aujourd’hui, l’image de Gorbatchev divise encore. Honoré à l’étranger, critiqué voire méprisé en Russie, il reste associé à la fin d’une époque, parfois perçu comme l’homme de la perte plutôt que celui du renouveau. Pourtant, en ouvrant des brèches dans l’édifice soviétique, il a permis l’émergence d’une Russie pensante, critique, plurielle — même si cet héritage a depuis été mis en tension, voire en retrait.

 

La Russie de Gorbatchev n’a pas duré. Mais elle a existé, fragile et fulgurante, comme un moment où l’Histoire a hésité

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