Les États-Unis et le droit international, un rapport contrasté et contradictoire: l’exemple de l’extraterritorialité du droit et de la position à l’égard des juridictions internationales

Publié le 7 février 2025 à 16:38

Depuis plusieurs décennies, le droit américain se caractérise par une application extraterritoriale qui va bien au-delà de ses frontières territoriales. Ce phénomène, qui trouve ses racines dans la volonté d’imposer une certaine vision normative et stratégique à l’échelle mondiale, s’inscrit dans une logique où la puissance américaine se sert de ses instruments juridiques pour influencer les comportements étatiques et non étatiques. Parallèlement, l’attitude ambivalente des États-Unis vis-à-vis des juridictions internationales, illustrée par leur refus de reconnaître certaines compétences de ces organes, pose la question de la compatibilité entre l’extraterritorialité du droit national et les principes de la souveraineté étatique consacrés par le droit international. L’exemple le plus récent en date concerne les sanctions imposées par l’administration Trump à l’encontre de la Cour pénale internationale en février 2025, qui s’inscrivent dans une dynamique de rejet de toute ingérence externe dans les affaires internes ou stratégiques des États-Unis.

 

Cet article se propose d’examiner, dans un premier temps, les fondements et les contours de l’extraterritorialité du droit américain. Dans un second temps, il analysera la position des États-Unis vis-à-vis des juridictions internationales, en se focalisant sur les sanctions récentes adoptées par l’administration Trump contre la CPI. Nous nous interrogerons ainsi sur les motivations juridiques et politiques de cette démarche, ainsi que sur ses implications pour le droit international.

I. L’extraterritorialité du droit américain

 

L’extraterritorialité d’un droit national se définit comme la capacité d’un État à étendre l’application de ses lois au-delà de ses frontières géographiques. Il s’agit d’une extension de l’application des normes juridiques américaines au-delà des frontières, dépassant ainsi le concept de souveraineté étatique, au risque d’empiéter sur la souveraineté des autres États. Par une norme juridique, souvent imposant une sanction, les États-Unis visent ainsi des faits ou des acteurs situés à l’étranger, dès lors qu’un lien suffisant avec le territoire ou les intérêts américains est établi. 

Dans le contexte américain, cette pratique trouve ses origines dans diverses nécessités économiques, sécuritaires et politiques. Historiquement, l’extraterritorialité s’est manifestée à travers des régimes de sanctions, des lois anti-corruption comme le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) ou encore des mesures relatives au terrorisme financier, comme celles du patriote Act. [1]

Adopté en 1977, le FCPA interdit aux entreprises américaines ainsi qu’aux entreprises étrangères ayant des liens étroits avec les États-Unis de verser des pots-de-vin à des responsables étrangers afin d’obtenir ou de conserver des marchés commerciaux. L’extraterritorialité se manifeste ici de plusieurs manières, à travers une portée géographique élargie et une utilisation du système financier américain. En effet, même si l’acte de corruption est commis entièrement à l’étranger, l’implication d’un acteur ayant une présence ou des transactions en dollars américains permet aux autorités américaines de poursuivre l’affaire. De surcroît, le recours aux banques américaines ou l’émission de paiements en dollars offre à l’État un prétexte légal pour étendre sa juridiction.

Plusieurs multinationales ont été sanctionnées sous le FCPA pour des pratiques de corruption dans des pays étrangers. Par exemple, des sociétés européennes ont dû payer des amendes considérables après que leurs opérations impliquant des paiements en dollars ou l’utilisation de filiales américaines aient mis en lumière des pratiques de corruption à l’étranger.

 

De même, certaines dispositions législatives adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, telles que celles renforcées par le Patriot Act, prévoient une application extraterritoriale afin de poursuivre les réseaux terroristes internationaux. En vertu de cette loi, lorsqu’un acte terroriste vise des intérêts américains ou est commis en lien avec des organisations terroristes ayant des ramifications internationales, les autorités américaines peuvent étendre leur juridiction pour enquêter et poursuivre les responsables, même si les faits se sont déroulés hors du territoire national. Des cas de financement ou de logistique liés à des groupes terroristes ont été poursuivis par des tribunaux américains en vertu de lois antiterroristes, en raison du lien avec des systèmes financiers ou de communication américains, bien que les faits aient eu lieu à l’étranger.

 

 

Les fondements juridiques de cette application extraterritoriale reposent souvent sur la notion de protection des intérêts nationaux et sur le principe selon lequel certains comportements, même commis à l’étranger, peuvent affecter directement l’économie ou la sécurité d’un État. Ainsi, l’État américain justifie l’extension de sa juridiction en invoquant non seulement des considérations de sécurité nationale, mais également des impératifs moraux ou politiques liés à la lutte contre la corruption, le terrorisme ou d’autres menaces transnationales.

 

L’extraterritorialité se matérialise à travers plusieurs mécanismes. D’une part, la compétence personnelle élargie, en vertu de laquelle certains textes législatifs prévoient que des actes commis à l’étranger peuvent relever de la juridiction américaine dès lors qu’ils affectent des intérêts essentiels des États-Unis. D’autre part, les sanctions économiques et commerciales, en vertu desquelles l’administration américaine peut imposer des restrictions ou des sanctions à l’encontre d’entités étrangères soupçonnées de compromettre des objectifs de politique étrangère.[2] Enfin, les partenariats judiciaires, qui offrent le recours à des accords bilatéraux ou multilatéraux permettant également aux États-Unis d’étendre indirectement leur influence juridique sur le plan international.

 

Ces mécanismes s’inscrivent dans une logique où la frontière nationale perd de son caractère absolu au profit d’une sécurité juridique perçue comme universelle par les législateurs américains.

 

L’extraterritorialité des lois américaines permet ainsi aux États-Unis de jouer un rôle majeur dans la régulation de pratiques internationales jugées contraires à leurs intérêts ou à leurs valeurs, qu’il s’agisse de lutter contre la corruption, de contrôler l’exportation de technologies sensibles ou de prévenir le terrorisme. Toutefois, cette extension de juridiction pose également des questions complexes quant à la souveraineté des États et à la légitimité d’imposer un système juridique national sur la scène internationale. Les exemples du FCPA, des sanctions de l’OFAC, des régulations d’exportation et des mesures anti-terroristes montrent bien comment ce mécanisme est appliqué dans des domaines variés, avec des implications significatives pour les acteurs économiques et politiques du monde entier et sont révélateurs d’une position contradictoire des Etats-Unis à l’égard du droit international dont ils se professent être les promoteurs.

Leur position à l’égard des juridictions internationales suit la même logique.

 

II. La position des États-Unis à l’égard des juridictions internationales, entre scepticisme historique et sanctions dissuasives

 

La relation des États-Unis avec les juridictions internationales est marquée par une longue tradition de scepticisme, voire de rejet. Dès la création d’organes tels que la Cour pénale internationale (CPI), Washington s’est montré réticent à leur conférer une compétence étendue sur ses ressortissants ou sur des actions menées dans le cadre de sa politique étrangère. Ce rejet s’explique par une volonté de préserver la souveraineté nationale américaine, ainsi que par des divergences de la conception de la justice, sans oublier les diverses dimensions politiques.

Pour les États-Unis, reconnaître la compétence d’un tribunal international serait une ingérence dans les affaires internes et stratégiques des États-Unis. En effet, le modèle juridique américain, fondé sur des traditions juridiques particulières, ne trouve pas toujours d’équivalence dans les mécanismes internationaux et la méfiance vis-à-vis de certains organes internationaux s’inscrit dans une stratégie visant à défendre les intérêts géopolitiques américains.[3]

 

L’usage des sanctions apparaît alors, d’une manière inévitable, comme l’un des instruments privilégiés par Washington pour contester l’autorité des juridictions internationales. En imposant des mesures restrictives à l’encontre d’organisations ou d’États qui se conforment à des décisions internationales, les États-Unis cherchent à rappeler leur position de premier plan et à empêcher toute dérive qui pourrait nuire à leurs intérêts stratégiques. Cette logique se retrouve dans le contexte des récentes sanctions prises par l’administration Trump contre la CPI, décision qui illustre parfaitement cette dynamique de confrontation.

 

Le 9 février 2025, peu de jours après son installation à la Maison Blanche, l’administration Trump a  signé un décret visant à imposer des sanctions contre la CPI, décision qui a immédiatement suscité des réactions contrastées sur la scène internationale. Cette mesure répondait à une volonté affichée de défendre la souveraineté nationale et de contester ce qui était perçu comme une ingérence dans les affaires militaires et diplomatiques des États-Unis, notamment dans le cadre des opérations à l’étranger.[4] La CPI est en effet accusée, par l’actuelle administration américaine, d’avoir « engagé des actions illégales et sans fondement contre l’Amérique  et contre (notre) proche allié Israël ». Le décret prévoit l’interdiction d’entrée sur le territoire américain aux dirigeants, employés et agents de la Cour, aux membres de leurs familles et à tous ceux qui auraient pu contribuer ou apporter des aides aux travaux de la Haute juridiction. Le texte diffusé par la Maison Blanche prévoit également le gel des avoirs financiers de ces personnes, détenus dans les établissements bancaires aux États-Unis.

 

Même dans le passé, et notamment lors des précédentes sanctions prises par le gouvernement Trump en 2020, les motivations avancées par les responsables politiques mettaient en avant plusieurs arguments. Avant tout, la protection des ressortissants américains a toujours été avancées comme une priorité gouvernementale : garantir que les personnels impliqués dans des opérations à l’étranger ne soient pas exposés à des procédures judiciaires relevant de la compétence d’un tribunal international est une obsession américaine non nouvelle à l’administration Trump.

La préservation de la supériorité stratégique américaine est aussi une finalité jamais dissimulée par les États-Unis: en contestant l’autorité d’un organe international, les États-Unis ont toujours cherché à affirmer leur primauté sur l’ordre mondial.

Enfin, il est important de ne pas négliger le message politique fort que de telles sanctions veulent transmettre : marquer une rupture nette avec une vision de la justice internationale susceptible de limiter l’action militaire ou diplomatique américaine.

 

Or, indépendamment des justifications avancées, il est évident que de telles sanctions ne vont pas sans des implications juridiques.

 

La décision de sanctionner la CPI soulève en effet plusieurs questions sur le plan juridique et politique.

Première question juridique à soulever est celle de la légalité de ces sanctions. Du point de vue  du droit international, l’imposition de sanctions contre une juridiction internationale telle que la Cour pénale de La Haye pose la question du respect des obligations contractées par les États en matière de coopération judiciaire internationale.

Deuxièmement, il est nécessaire de s’interroger sur les risques d’une fragmentation du droit international que de telles mesures peuvent comporter: cette démarche pourrait en effet contribuer un effet de simulation, voire un effet domino aussi à l’égard d’autres États. Chaque État pourrait, sous l’impulsion des actions américaines, chercher à imposer leur propre vision des règles, menant à une multiplication, voire une fragmentation du système juridique international.

Enfin, quid de la réaction de la communauté internationale? Outre les débats doctrinaux, la décision a été perçue par certains comme une remise en cause de l’autorité des juridictions internationales, ce qui pourrait encourager d’autres États à adopter des positions similaires, fragilisant ainsi le système de justice pénale international.

 

 

 

L’examen de l’extraterritorialité du droit américain révèle un instrument juridique puissant, dont l’application dépasse largement les frontières nationales au nom de la protection des intérêts stratégiques et économiques des États-Unis. La position ambivalente de Washington vis-à-vis des juridictions internationales – et plus particulièrement la décision de l’administration Trump d’imposer des sanctions à l’encontre de la Cour pénale internationale – illustre une volonté de préserver la souveraineté nationale face à ce qui est perçu comme une ingérence dans ses affaires internes. Si ces mesures peuvent être interprétées comme un moyen de défendre des intérêts spécifiques, elles soulèvent néanmoins des interrogations fondamentales quant à la compatibilité entre l’extraterritorialité d’un droit national et les principes d’un ordre juridique international fondé sur la coopération et le respect de la souveraineté des États dont les États-Unis se font porte-parole.

 

Ce constat pose la question de l’avenir des relations entre les États-Unis et les institutions internationales, du rôle de chef de ligne de ce pays depuis la Seconde guerre mondiale, et des risques que de telles sanctions peuvent comporter à l’égard du respect du droit international par la communauté internationale. Dans un contexte de mondialisation croissante, la capacité des États à concilier leurs impératifs nationaux avec une gouvernance mondiale efficace constitue un défi majeur pour le droit international contemporain.

 

 

 

Notes de bas de page

1. Kersting, Extraterritorial Jurisdiction, p.37-39.

2. Harrington, US Extraterritorial Legislation, p.89-92.

3. Roberts, “La souveraineté à l’épreuve des juridictions internationales”, p.220.

4. Martin, “Les sanctions américaines et la CPI”, p.50.

 

 

Bibliographie sélective

1. B. Kersting, Extraterritorial Jurisdiction: Legal Theory and Practice, Oxford University Press, 2013.

2. J. D. Harrington, US Extraterritorial Legislation and International Law, Cambridge University Press, 2015.

3. S. Roberts, “La souveraineté à l’épreuve des juridictions internationales”, Revue de droit international, vol. 24, no. 2, 2017, pp. 215–238.

4. A. Martin, “Les sanctions américaines et la CPI : un paradoxe juridique”, Journal of International Criminal Justice, vol. 9, no. 1, 2018, pp. 45–67.

5. N. Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Agone, 2017.

6. A. Laïdi, Le droit, nouvelle arme de guerre économique, Babel Essai, 2019.

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